You Are Here (Vous êtes ici) : la poétique du geste et écologies créatrices du jardin
Journée d’études organisée par Molly Gilbertson (EMMA, Université Paul-Valéry Montpellier 3) et Bota Koilybayeva (DALC, Charles University Prague)
Date: 17 octobre 2025
Lieu: Site Saint-Charles, Université de Montpellier Paul-Valéry
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Cette journée d’études se propose d’explorer la relation qui se noue entre des pratiques créatrices chez des écrivain.e.s et artistes et une réflexion sur la place de l’humain dans le monde naturel évoluant dans un contexte d’instabilité, imprévisibilité, et d’urgence écologique ; les engagements écopoétiques – à travers et au-delà de leurs pratiques artistiques – résonnent avec la nature dynamique et complexe de nos écosystèmes et notre enchevêtrement avec le non-humain. Par cette journée d’études, nous souhaitons nourrir un débat sur la notion clé dans les champs d’écopoétique et d’écocinéma selon laquelle des diverses formes d’activisme s’articulent autour des mêmes processus imaginatifs à l’œuvre dans l’art et la littérature. Comment est-ce que le cinéma et la poésie engagent-ils physiquement avec le monde et les corps, qui interagissent eux-mêmes sur le terrain fertile de mots et d’images ?
Nous empruntons la notion d’un « activisme de l’imaginaire » explorée par des écopoètes américain.e.s Jonathan Skinner et Brenda Hillman (Hume 2012) pour envisager cet activisme comme moyen pour relier nos attachements esthétiques et politiques au monde naturel. L’artiste visuelle et cinéaste expérimentale brésilienne Ana Vaz conçoit sa pratique artistique avec l’idée de « penser avec ses pieds » et donc « filmer avec ses pieds », envisageant l’acte de filmer comme une forme de pensée qui suppose une prise de conscience de son terrain, une attention continue aux changements des écosystèmes et des paysages. De plus, l’activisme de l’imaginaire de Vaz se manifeste par la mise en lumière à travers le médium du cinéma des injustices invisibilisées, notamment le passé colonial du Brésil. Dans son introduction à l’anthologie You Are Here: Poetry in the Natural World (2024), éditrice et poétesse américaine Ada Limón plaide en faveur d’une perception et d’une performance de nos attachements écologiques qui s’ouvrent sur d’autres formes d’engagement créateur, pour que la poésie « ne soit pas simplement l’expression de notre émerveillement face à la planète, mais qu’elle lui offre quelque chose en retour, que nous lui offrons quelque chose en retour ensemble ». Sa tournée de parcs nationaux aux États-Unis en 2024 n’est qu’un exemple du rôle de bien commun qu’elle attribue à la poésie. Les projets de Vaz et Limón posent la question de comment la création et performance poétique, par leurs processus imaginatifs, peuvent inciter à des nouvelles possibilités écologiques provenant d’une poétique du geste et des engagements expérimentaux avec la performance.
Les fondations écopoétiques de la posture expérimentale de Limón s’expriment pleinement quand sa poétique nous invite à envisager sa création comme appartenant à la fois aux pratiques de jardinage et de poésie. En tant que poète-jardinier, son œuvre évoque une affinité avec d’autres poètes américains contemporains (Ross Gay, Aimee Nezhukumatathil, Camille Dungy) qui embrassent la performance pas seulement comme une méthode énonciative de l’altérité, mais aussi comme un processus d’interaction entre poètes, leurs publics, et les jardins qu’ils cultivent. Penser le langage et la performance en tant qu’« instrument d’engagement de recherche » (Joan Retallack), les poètes-jardiniers proposent une autre approche de la posture expérimentale grâce à laquelle s’entrelacent la performance du geste et du discours. Dans le jardin, le travail physique du corps noue la sensibilité subjective avec les mécanismes complexes de l’écosystème du jardin. Selon le philosophe écologiste David Abram, les rencontres des sens (le corps, le poète, l’audience) et du sensible (le monde naturel, le langage) sont la trame d’un tissage complexe entre l’humain et le non-humain par lequel la performance dépasse la simple énonciation verbale pour inclure les gestes créatifs et expressifs des attachements écologiques du corps.
Nous nous intéressons au devenir des écologies créatrices des poètes-jardiniers et des artistes engagé.e.s sur les questions écopoétiques ; comment un engagement pratique en écologie s’intègre aux pratiques poétiques. Comme le suggère Poetry in the Natural World, le sous-titre du recueil You are Here, la poésie n’est pas nécessairement à propos du monde naturel mais en fait partie ; vivre et appartenir du monde naturel font partie intégrante des écologies créatrices et de l’éthique poétique de ces écrivain.e.s. Nous pouvons penser à ce que Donna Haraway décrit comme sympoïèse, où des êtres et choses différents sont entrelacés dans des processus créatifs interactifs, faire avec.
La « poétique des créatures », développée par Anat Pick, ouvre cette conception de co-création à toute créature, à tout être et corps vivant qui est « matériel, temporel et vulnérable ». Dans un tel contexte où notre compréhension de l’écologie met en évidence des interdépendances complexes sur plusieurs échelles du vivant, penser le jardin comme lieu de sympoièsis nous invite à réfléchir aux façons de vivre et créer avec d’autres créatures. La poétique des créatures, en tant que paradigme pour décrire un « faire avec » intersubjectif et continu entre l’humain et le non-humain, s’étend au-delà des confins du jardin. Dans le film documentaire américain Sweetgrass (2009), Lucien Castaing-Taylor et Ilisa Barbash suivent la dernière génération de bergers dans les montagnes de Montana. La vie et le travail des bergers sont intrinsèquement et inévitablement liés aux bêlements de leurs brebis.
Nous proposons de mener une réflexion sur le sens politique potentiel de la performance de ces écologies créatrices. Comment l’activisme créatrice peut-il aller au-delà du langage et du lyrique, pour se tourner vers d’autres supports et processus, pour englober les phénomènes extrêmement divers et entrelacés des questions environnementales ? La poétique du jardin du poète américain Ross Gay soulève depuis longtemps la question de l’enchevêtrement du monde naturel avec des systèmes historiques, en particulier la manière dont ces derniers se manifestent dans le sol. Dans son livre-poème Be Holding (2020), le poète explore des questions de représentation photographique et de leur réception, de racisme institutionnel, de Blackness, et de l’envol à travers des vers enchevêtrés, inspirés de la vie des plantes et des champignons. Quelles sont les implications politiques du travail du jardin ? « Les frontières de mon jardin sont l’horizon », écrit le jardinier, réalisateur et artiste visuel britannique Derek Jarman, qui a cultivé son retrait du consumérisme dans un endroit représentatif de l’épuisement écologique – sur la côte de galets de Kent, plate et infertile, surplombée par la centrale nucléaire de Dungeness. Pour l’écrivaine, universitaire et jardinière américaine Camille Dungy, la cultivation de son jardin dans les sols urbains pollués de Denver mène à des réflexions sur la manière dont les graines, la nourriture qu’elles produisent et le jardinage se trouvent à l’intersection du colonialisme américaine, l’esclavage, la répression institutionnelle et les stratégies pour survivre et s’émanciper (‘‘From Dirt’’ 2019). Les jardins peuvent également être des lieux d’espoir et d’appartenance quand ils combinent connaissance scientifique et poétique autochtone (Kimmerer 2013). Si nous adoptons une posture critique à propos des jardins, comment négocier la tension entre l’élitisme du jardin privé et les engagements spirituels, écologiques et politiques des jardins privés ou partagés ?
Le travail des artistes qui traversent la crise écologique actuelle est écopoétique pas simplement parce qu’il abord les questions écologiques, mais parce que leurs pratiques créatives se situent dans une constellation écologique d’interactions, travaillant les frictions qui se trouvent aux croisements de disciplines, de supports, de langues, de cultures, d’écosystèmes et d’espèces.
Ces pratiques, ou écologies créatrices, engagent leur public à participer dans les processus de création par des façons fascinantes qui portent notre attention au-delà de l’œuvre elle-même et vers les contextes d’où elle provient. Cette journée d’études sollicite une discussion sur les pratiques de création qui non seulement conceptualise et représente, mais participe à de nouvelles manières d’être dans et avec le monde.
Cette journée d’études cherche à accueillir des discussions aux croisements de la poétique écologique, des récits culturels au-delà de l’humain, de l’écocinéma, de l’écocritique, de l’histoire des sciences naturelles et de l’environnement. Nous invitons des propositions de communication sur les thèmes suivants :
- La poétique écologique et les écologies créatrices dans la littérature anglophone
- La poétique du geste, la politique et la performance dans l’art et littérature
- Le jardin en tant que lieu contesté, la tension entre le privé et la politique
- Les méthodologies imaginatives et l’esthétique collaborative, inspirées du monde naturel
- Sympoiesis, l’éthique poétique et l’engagement public
- Considérations du jardin comme topos et pratique dans la littérature et culture anglophone
- Les récits de corporalité dans des pratiques artistiques écologique
- La perception et la performance dans le cinéma et la poésie
- Le croisement de l’écopoétique du jardin et le langage visuel du cinéma
- Les approches phénoménologiques de l’écopoétique ou de l’écocinéma
Les propositions de communication (400 mots) et une courte notice biobibliographique (100-150 mots) sont à envoyer à Molly Gilbertson (molly.gilbertson@etu.univ-montp3.fr) et Bota Koilybayeva (botakoilybayeva@gmail.com) avant le 16 mai 2025. Les communications de 20 minutes peuvent être en français ou en anglais.
Bibliographie
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